La Châtière

(Extrait)

Partie de chasse

Imagine une barrière de montagnes, du primaire certainement, quelque chose d’érodé, juste assez haut pour éviter d’être appelé colline. Une frontière géologique qui s’oublie très vite et qui bientôt ne sert plus qu’à annoncer les saisons. Ah, les Hermones sont blanches, l’hiver arrive. Au-dessus de cette bannière, une voûte bleue chargée de nuages qui changent de forme au gré du vent. À peine devine-t-on un mouton qu’une mouette surgit, à moins qu’il s’agisse de Voltaire, l’oiseau et la célébrité locale partagent la même ligne nasale. La silhouette déjà s’estompe et un autre animal prend sa place, peut-être un chat qui miaule. En dessous, l’air tremble. Avec les accidents en montagne et les noyades dans le lac, les gens du coin sont habitués, mais à ce moment précis, les hélicos ne quittent pas l’hôpital pour filer à l’ouest ou à l’est en fonction des éclopés saisonniers, ils font du surplace au-dessus d’une maison, semblent la guetter. Ces basses volantes sont bientôt rejointes par les cordes : les sirènes de pompiers pour les altos ; celles des voitures de police pour les notes plus aiguës. La Coda du danger.

Nicole repose son stylo. Il est l’heure. Son sac à dos attend déjà dans l’entrée avec sa paire de jumelles, ses appeaux, une flasque en argent héritée d’un grand-oncle, une carte IGN du Bas-Rhin. La veille, elle a sorti ses bottes en caoutchouc de la remise, ciré son Barbour, fait le plein d’essence, pris des notes. Le soleil vient à peine de commencer sa journée, dessinant sur l’arête des Hermones une collerette rose. Elle griffonne en vitesse un mot au cas où les choses tourneraient mal puis monte dans sa voiture, allume le contact, glisse l’album « De l’autre côté de mon rêve » de Véronique Samson, puis choisit la septième piste. Elle roule 379 kilomètres en chantant « La chanson sur ma drôle de vie », encore et encore, sans faire de pause jusqu’à la forêt communale où elle se gare un peu à l’écart de la route nationale dans un renfoncement arboré. Elle s’engage ensuite à pied dans les bois. Les feuilles crissent sous ses pas, ambrées, noires ou rouges selon les espèces et leur état de décomposition. La lumière se faufile entre les branches des chênes et éclabousse la terre mouillée. Fougères et champignons se partagent la pénombre. L’odeur puissante d’une nature qui s’apprête à disparaître la retient au bord, l’empêche un instant d’avancer plus profondément pour rejoindre la hutte. Pourtant, il faut qu’elle s’y rende, qu’elle soulève la grosse pierre derrière le pilier droit, qu’elle trouve la clef, puis ouvre la porte deux fois centenaire afin de prendre l’arme de rechange demeurée là-bas. 

Rien n’a changé depuis son voyage de noces cinquante ans plus tôt. Elle retrouve, émue, le même châlit où pendant une semaine, elle et son mari se sont serrés pour avoir un peu de chaleur, le poêle à bois recouvert de suie, le fauteuil en cuir marron craquelé sur les accoudoirs, le plancher recouvert de terre et de poussière, et sur les murs, les trophées présentés en « massacre », bois de brocards, de chevreuils et de cerfs, crânes entiers ou sciés, nus et blanchis, souvenirs pittoresques de générations de tueries au grand air. Nicole se remémore, sentimentale, leurs balades au lever du jour, ces longues heures passées à observer sans un bruit au travers des jumelles les animaux sortir des fourrés, Jean-Claude lui inculquant les rudiments du tir. Élève appliquée, elle a tout retenu, comment armer le fusil, comment se protéger du fouet. Saurai-je encore faire ? Elle se saisit du fusil du grand-père qui a alors été le sien et avec dextérité presse sur le levier pour faire basculer le canon. Quand il s’abaisse, elle glisse un œil dans son âme pour vérifier qu’il est propre et graissé. Dans la boîte au-dessus du fourneau, elle trouve les cartouches, en met trois dans sa poche, rabat avec fermeté la crosse avant de casser l’arme. Enfin, elle quitte la hutte, et rejoint la clairière où elle compte s’entraîner.

Les jambes écartées au niveau des hanches, les genoux légèrement fléchis, elle tient la longuesse dans sa main gauche et place la crosse dans le creux de son épaule droite. Le fusil ainsi solidement calé, elle glisse son index droit dans le trou de la gâchette. Il faut être ferme et délicat, comme quand on donne une poignée de main. Les mots de son mari lui reviennent par vagues. Elle abaisse l’arme puis place la crosse contre sa joue avant de la glisser sur son épaule. L’œil aligné avec la mire, elle pointe ensuite le moindre mouvement de feuille, puis recommence. Très vite, elle s’habitue au poids du fusil et retrouve ses réflexes. Elle ne s’imagine pas pouvoir ramper dans les fourrés, mais sait avec certitude qu’au moment voulu elle pourra tirer. 

Nicole se met en route. Elle a déjà perdu assez de temps. Pour rejoindre le domaine où se déroule la battue, il lui faut parcourir deux kilomètres à pied à travers les bois. Si elle n’y prend garde, le massacre aura lieu sans elle. Plus elle se rapproche, plus le bruit des rabatteurs faisant fuir le gibier du sous-bois devient distinct. Bientôt, le sifflement des balles qui traversent l’air et les chairs retentira dans un vacarme assourdissant. Nicole accélère sa marche. Elle voit enfin les premiers chasseurs et localise un mirador quelques mètres plus bas, court ou plutôt trottine, puis grimpe en grimaçant à l’échelle. Du haut de son perchoir, elle reconnaît quelques-uns des camarades de son mari qui se dépêchent de rejoindre la zone la plus à l’ouest. Ils seront les derniers à accueillir le gibier en fuite. Quand les animaux effrayés et épuisés approcheront, ils n’auront plus qu’à leur servir une pluie de balles et le carnage prendra toute sa mesure. L’endroit est idéal pour tuer sans être vu. L’épouse, pressée par les cris de la boucherie à venir, observe son mari. Il est aux aguets, prêt à accueillir la harde de sangliers qui arrive et Nicole n’a aucun mal à se glisser derrière un arbre un peu plus large et elle aussi attendre. 

C’est à peine perceptible, presque aussi anodin que le ronronnement d’une cafetière, mais les hommes ont senti l’infime vibration du sol. Ils se redressent, ajustent la plume sur leur chapeau, époussettent la poussière sur les genoux, referment les flasques de gnôle. Les bêtes se rapprochent et les chênes se mettent à trembler sous l’effet des coups répétés de sabots et des naseaux qui soufflent et halètent sur la terre. Nicole observe le visage de ces hommes tout entiers absorbés par le désir de tuer, comment l’instinct s’empare de leur âme, et elle se dit que nos ancêtres devaient être de sacrés prédateurs sanguinaires et féroces pour jouir autant de ce plaisir morbide. Elle est certaine qu’ils bandent. 

Le moment est arrivé. Nicole prend une profonde respiration, puis une autre, se retourne et enfin place son arme dans le creux de l’épaule. Elle entend un petit clic. La cartouche est engagée, le fusil habilité à tuer. Elle vise la nuque. Son doigt tremble légèrement en frôlant la gâchette. Toute entière à sa mission, elle remarque à peine la colonie de lièvres, certainement apeurée par les rabatteurs, qui se jettent sans s’annoncer sur les hommes. Surpris, un d’entre eux perd l’équilibre en tentant de les éviter. L’arme qui retombe sur le sol lance son projectile au hasard de sa chute et transperce le corps de Jean-Claude qui meurt sans qu’elle ait pu tirer. 

Quand la police l’appelle, elle est encore à la hutte occupée à effacer ses traces sur le fusil du grand-père. Elle prend pourtant soin d’attendre le lendemain pour se rendre à la morgue. Confortablement installée sur une chaise en plastique placée à sa discrétion dans la chambre froide, elle parle longtemps à la dépouille de son mari, essaie de le réconforter, fait allusion aux messes de la Saint-Hubert qu’elle se promet de lui offrir. Elle retourne le soir même chez elle, endeuillée. 


La Châtière est en roman en cours d’écriture. Si vous désirez en savoir plus ou recevoir le manuscrit complet, veuillez m’écrire par mail à ddestoutz(at)me.com