La femme sur le quai

(extrait)

Tu t’appelles (mais on s’en moque de ton nom, n’est-ce pas ?) tu es mariée, as deux enfants. Dans un mois, tu fêteras tes 45 ans. Ça te va comme début ? 

Continue.

Tu es tombée.

Comme tous les jours, tu as fermé la porte derrière toi, jeté la clef dans ton sac, appuyé sur le bouton de l’ascenseur, observé les marques du temps sur ton visage à travers le miroir gris-bleu de la cabine qui descend les étages. Tu as essayé de ne pas penser aux mouvements qui suivront : ouvrir la porte, t’engager sur la droite, dépasser le carrefour, tourner à gauche, descendre les marches du métro, trop nombreuses, mal dimensionnées, courir au son du train qui fait hurler les rails, essouffler, chercher une place assise, sentir la sueur sous tes bras et espérer que l’odeur ne s’y mêle pas, sentir l’odeur de cet autre assis à côté de toi qui ne te regarde même pas, s’étonner que tant d’intimité olfactive ne mène à rien, même pas à un regard complice — oui, c’est de l’humain ma belle, je pue, tu pues, nous puons, ils vivent —, rien de tout cela, que le silence et la lumière des téléphones qui à chaque passager qui monte dans la rame transforme un peu plus celle jaune-orangée pourtant savamment étudiée par quelques ingénieurs afin que dès le matin les gens ne réfléchissent pas sérieusement au suicide, les tons verts et bleus des visages qu’on nomme blafards, une lumière blafarde rehaussée de reflets bleutés qui donne envie dès le début de la journée de se jeter malgré tout sous les rames et de provoquer un énième incident voyageur, mais déjà le nom de l’arrêt se profile et il te faut frôler les corps qui s’agglutinent devant la porte sans penser à s’engager dans les allées pour éviter justement cela, ce moment où tu dois te frotter à ces corps dont tu ne sais même pas pour sûr qu’ils se sont lavés, qu’ils ont le droit ou l’envie que tu t’y frottes. Enfin, tu es arrivée sur le quai, prête à remonter tout ce que tu avais descendu, les marches de la station de métro trop hautes pour rendre l’ascension agréable, la rue qui ne vit qu’à cette heure où les bureaux se remplissent, et enfin l’ascenseur inconscient de l’image qu’il réfléchit. Ce jour-là, tu n’as pas dépassé le quai, tu as préféré sauter. 

Mais tu n’as rien vu. 

Toi non plus. Tu avais déjà commencé ta sieste de belle au bois dormant quand les pompiers sont arrivés. Tu n’as pas vu le brancard, les tuyaux sortir de ton corps, la foule. Tu n’as pas entendu les cris des passants, l’enfant aux cheveux bruns pleurer, la voix préenregistrée sortir de l’interphone pour demander aux gens de ne pas paniquer, de quitter la station dans le calme. Tu ne sais rien de ton transfert, de l’hélicoptère qui te dépose à l’hôpital. Avec le recul, je me dis que tu as raté un sacré spectacle et je crois qu’il t’aurait plu. 

Je suis où maintenant ? 

L’opération a duré 36 heures pendant lesquels ton mari n’a pas quitté pas la salle d’attente. Il a peur, il est en colère. Tu le blesses. Tes enfants sont chez moi. Il n’a ni la force ni le courage de les reprendre. Ils t’ont vue. As-tu entendu leur voix quand ils sont entrés dans ta chambre ? Ils parlaient fort, ramenaient l’énergie de la cour de récré dans la pièce, déplaçaient bruyamment les chaises, t’ont même tatoué les avant-bras avec des cœurs et une tête de mort, mais je les ai grondés. Tu leur manques. 

Pourquoi me dis-tu ça ? 

Je gagne du temps. 

Tu es en colère.


La femme sur le quai est un roman en finalisation d’écriture et soutenu par le CNL. Si vous voulez en savoir plus ou recevoir le manuscrit, n’hésitez pas à m’écrire par mail à ddestoutz(at)me.com.