Tandis que je tartine les tartines pour l’école, ne va-t’y pas (expression berrichonne, à tort, trop peu usitée) que la France Inter suspend mon geste avec cette annonce fracassante : L’ACADÉMIE FRANÇAISE SE RÉSOUT À LA FÉMINISATION DES NOMS DE MÉTIERS.
Tabernacle, comme on dit en francophonie. Nous ne le savions pas, mais nous n’avions pas le droit de dire et surtout pas d’écrire « quand je serai grande, je serai conductrice de bus, doctoresse, écrivaine, présidente de la République, professeure de philosophie au Collège de France, avocate, plombière, pompière… »
Choc et stupéfaction car enfin peut-on croire à ce qu’on ne peut pas dire ? Si un mot officiellement n’existe pas dans le langage, peut-il quand même se penser ? Me voici bien perplexe devant mon plan de travail, incapable de me rappeler si c’est l’enfant-femelle n° 1 ou la n° 2 qui veut du fromage dans son sandwich. À ce moment précis, je ne travaille pas, vous l’aurez noté, mais je suis devant un plan de travail. Cette expression aussi me laisse sans voix. Sans oublier que l’Académie a dû se résoudre. Imaginez qu’elle ait eu d’elle-même l’idée. Quelques clics. C’est pire que ce que je pensais. Ce sujet traîne sur le bureau de la secrétaire perpétuelle depuis belle lurette, depuis la fin du XIXe même. Bien, bien, mieux vaut tard que jamais.
Stop. Qu’est-ce que cela veut me dire ?
Réfléchis, Delphine, pose-toi les bonnes questions.
Tiens, la question de la féminisation des métiers concerne le haut de la pyramide plutôt que le bas. Il y a de cela fort longtemps qu’on dit caissière ou maîtresse d’école, mais quand il y a du pouvoir en jeu, le nom générique résiste. Cela reflète assez bien la difficulté réelle pour les femmes d’obtenir ces postes. Que ces noms aient du mal à trouver leur féminin fait sens. Je n’ouvrirai pas un débat sur cet état de fait, ce serait bien trop long pour cette tribune aussi concentrons-nous sur ces fameux métiers génériquement féminins ou masculins.
L’homme est au départ un chasseur, la femme fait à manger, s’occupe du foyer. Un verbe donne le nom à un métier. L’homme fait, il agit, devient humain, car nous savons à présent que ce qui sépare l’homme de l’animal, c’est sa capacité à agir. Les attributs de la femme découlent quant à eux des objets. Elle s’occupe de la caisse, elle devient caissière. Arrête de généraliser, il y a des centaines de contre-exemples. Le postier, le fermier, l’ouvrier. Pas bête. Mais attends, prend le fermier par exemple. Qu’est-ce que tu vois : un exploitant agricole. Et maintenant, je te dis « fermière ». Ferme les yeux, tu la vois maintenant la fermière dans son pré, assise sur son tabouret qui presse le pis des vaches ? Pas de doute, ce n’est pas tout à fait le même métier. Changeons de catégorie. Caroline est physicienne et vient de gagner un prix. Quelle différence entends-tu entre « Caroline est l’une des meilleures physiciennes du monde » et « Caroline est l’un des meilleurs physiciens du monde » ? Dans la première assertion, la valeur du travail de Caroline se juge à l’aune de son sexe, dans la seconde à l’aune de sa profession. On a beau dire qu’elle est physicienne, son métier reste masculin. C’est que la femme dans notre langue n’a pas au regard de l’humain la même place que l’homme. Si l’homme est de la race des humains, la femme reste la femelle de l’homme. L’homme est ainsi un humain absolu tandis que la femme reste un humain relatif. Et cela se retrouve dans toutes les strates de notre chère grammaire. Si je dis, « En France, les hommes et les femmes », au premier abord, vous vous direz, c’est une phrase bien construite sociologiquement parlant mettant sur un même pied d’égalité les deux sexes d’une même fédération d’individus. Que nenni ! La langue est fourbe ! Tout d’abord, parce que dans l’ordre des mots, il y a toujours une hiérarchie implicite (maître et esclave, professeur et élève, mari et femme), mais aussi comme « les hommes » renvoie autant à l’humain (donc à un agent pour ceux qui continuent de me suivre) qu’à un sexe, ce que l’on comprend implicitement est : en France, les hommes et leurs femmes (femelle de l’homme). Pas brillant. Faites cet exercice, inversez les deux mots : En France, les femmes et les hommes. Qu’entendez-vous ? Eh oui, dans cet extrait, on comprend immédiatement que la hiérarchie implicite s’annule, car la femme n’est sémantiquement pas un agent et donc l’homme ne peut être l’attribut de la femme. Et magie du moment, l’égalité parfaite entre l’homme et la femme s’entend, se comprend intuitivement.
J’en reviens aux « effets mentaux intrinsèques de la langue ». Sache, toi qui me lis (tu vois je ne peux pas écrire lectrice/lecteur) que le fond d’un texte ne retiendra que 30 % de ton attention. Il y a une autre sorte de contenu, beaucoup plus fourbe pour le coup, qui ne semble pas faire sens et qui pourtant signifie et ce signifiant va s’inscrire sur les neurones de manière quasi indélébile. On appelle cela les règles de la grammaire, j’emploierais plus volontiers le nom de « manuel du langage à l’usage des hommes pour faire avaler toutes les couleuvres à leur pendant féminin ». Pour toutes celles et quelques ceux qui se sont comme moi fourvoyés dans des études de lettres, vous vous souviendrez de ces cours sans fond ni fin où les relatives dans l’œuvre de Proust étaient l’occasion d’appliquer un vocabulaire d’un nouveau genre censé expliquer ou commenter la structure de la phrase — le versant « mode d’emploi » de la poétique. La grammaire donc et son amant l’orthographe. À eux deux, ils mènent une guerre depuis le 17e siècle avec leurs preux chevaliers, les membres de l’Académie française, afin que perdure une certaine idée de la langue française et le la France. Et comme ce sont leurs mots que nous avons dans notre bouche quand nous parlons la France, imaginez le pouvoir de ces fringants octogénaires.
Je pourrais vous parler pendant des heures du manque de régénérescence du français et du Français, de l’importance des dialectes urbains, du fossé toujours plus profond entre l’oral et l’écrit, etc. Je pourrais, mais je n’en dirai rien.
J’ai bien conscience que les enjeux vis-à-vis desquels l’Académie doit faire face sont nombreux et méritent certainement notre attention et notre soutien. Mais il en est un qui me tient à cœur et qui m’empêche de finir les bentos de mes filles. Quand vous attaquerez-vous enfin à la racine du mal ? Combien de temps accepterez-vous que le pluriel soit toujours masculin, que le masculin l’emporte toujours sur le féminin, à part pour quelques exceptions qui confirment la règle ? Que les féminins naturels (comme physicienne) se fassent manger par les masculins d’usage (comme physicien), que la féminisation des mots, en plus de faire penser à des maladies vénériennes ou d’autres choses honteuses (une écrivaine, non mais sérieusement ?) passent toujours pour quelque chose d’anecdotique, un appendice encore flou de quelque chose plus noble ? Parce que féminiser les métiers ne suffira pas pour rendre à la femme son humanité.
Les règles de grammaire sont brutales, marquent au fer dès l’enfance que le masculin l’emportera toujours sur le féminin et s’il y a des exceptions, elles ne sont là que pour nous faire taire. Comment pouvons-nous penser que l’on joue à égalité si le féminin n’est dans le langage qu’une extension du masculin ? Qu’il n’est qu’une marque sexuée qui subit le genre dominant. La langue n’est pas neutre à ce sujet. Elle véhicule dans sa forme et dans son fond une idéologie sexiste et c’est avec ce langage que l’on est supposée se définir ? C’est comme demander à un aveugle de peindre sa maison. Pas les bons outils.
Il est aujourd’hui fondamental que nous imposions les bases d’une nouvelle grammaire, il en va tout simplement de notre être au monde.
Mes dames et mes sieurs de l’Académie, faites votre boulot.
Note 1. Les exemples ci-dessus sont une interprétation libre de la thèse défendue par Claire Michard dans son article «Humain/Femelle : deux poids deux mesures dans la catégorisation de sexe en français », in Nouvelles Questions Féministes, Vol.20 N° 1 «SEXISME ET LINGUISTIQUE » (1999 FÉVRIER), pp. 53-95 (43 pages)
Note 2. Pour ceux qui me diront « il y a l’écriture inclusive », je réponds : le problème de l’écriture inclusive est dans son intitulé. Il s’agit d’une manière d’écrire et non d’un changement profond de la linguistique, qu’elle n’existe pas à l’oral et donc dans notre façon de penser le monde et d’interagir dans la société. Je retiens cependant la première règle qui est de placer systématiquement le féminin naturel devant le masculin générique, femme et mari, elle et lui, etc. pour les raisons précédemment mentionnées dans l’article.