Auteur : Delphine de Stoutz
Marlène et moi
Eddie, the earthworm
Delphine de Stoutz
Encore quatre semaines et il se sera écoulé un an. Où est allée cette année ? Cette année jour-nuit ? J’ai réalisé cela quand nous sommes allés en pleine nuit tous les quatre jouer dans le parc. Contrairement à ce que je m’étais imaginé, le parc était plein de gens comme nous, vivant la nuit ce qu’on doit faire de jour. Il y avait même des bébés barbotant dans le bac à sable. Il doit y avoir un nom pour ça, pour cette fracture dans le cosmos où chaque matin est un reset de la veille. Maison pleine, plus de place pour moi. Solidement installée dans le couloir sur un bout du comptoir de la cuisine, je suis un courant d’air. Mon corps se courbe en fonction des voix qui m’appellent. J’y comprends rien à cet exo de math, je penche à gauche, la prof est folle, mouvement de balancier vers la droite, la voix suivante vient de plus loin, mon dos se courbe, je n’ai plus de réseau. Squelette de marionnette, je calibre le temps et la bande passante. Dans l’ordre sont prioritaires : 1.les vidéoconférences scolaires, 2. les vidéoconférences de l’homme. J’ai droit aux bandes passantes quand tout le monde a fini ses devoirs pour le bureau ou pour l’école, quand tout le monde vient traîner dans mon carré ouvert aux quatre vents à côté de la cuisinière, pour se servir un verre, chercher des gâteaux. S’enchaînent les « qu’est-ce qu’on mange », « le frigo est vide, j’ai faim », « je peux regarder la télé ». Mais j’ai ma bande passante alors je ne lâche rien, il me reste une bonne heure avant que les estomacs se mettent à grogner, que l’ennuie et la faim fasse cailler les humeurs et que la cuisine redevienne mon royaume. Une heure pendant laquelle régler des problèmes qui ne sont ni scolaires, ni logistiques, ni administratifs. J’érige des théorèmes créatifs, je cimente les fondements d’une pensée, pose parfois quelques briques. Avec un peu de chance, le mortier fabriqué la veille ne sera pas encore figé et je pourrai m’en servir. Des notes volantes dépassent des livres, sont coincées entre deux étagères, se cachent sous le canapé. Mes notes se dispersent en fonction des allées et venues des autres. Leurs corps ont besoin de place même s’ils n’ont pour la plupart même pas dix ans. Il faut qu’ils s’étalent. J’arrache sous le fauteuil du salon une note que j’ai écrite il y a pourtant à peine une heure. Sur la feuille, deux traces de graisse, sur mes mains, tapons de poussière et miettes. Une idée qui m’a traversé en faisant répéter à la plus jeune ses mots d’anglais. Eddie the earthworm m’a conduite au glissement de terrain possible dans la structure du texte. En trente secondes, j’ai eu le temps d’esquisser dans ma tête à grands coups de crayons sémantiques l’architecture en trois dimensions du récit. You live underground ? It’s silly. « ça veut dire quoi « Silly » ?
— Idiot ma chérie.
— Eh ben, elle est pas gentille la vache.
— Mais si elle est gentille, elle ne sait pas, c’est tout. Regarde la dernière image, tu vois bien qu’Eddie est content, il chante une chanson.
— C’est la vache qui est idiote, pas Eddy, maman. »
Utiliser la fiction du récit dans les notes de bas de page et inversement, comme Eddie, et montrer au personnage du récit (qui a ce moment-là a pris dans ma tête l’apparence d’une vache) que… Plus le temps d’aller creuser un tunnel dans ma pensée, il faut chanter avec Eddie qu’on aime les flowers et les vegetables. Sur le bureau Ikea ajustable à la taille de l’enfant des mots sténographiés dans l’espoir que quelques heures plus tard ou plus certainement demain, quand ce sera le moment de faire répéter les tables de multiplication, je reprendrai ces notes et le fil de ma pensée. Un aller-retour entre la chambre de ma fille et la cuisine. Le bout de papier à carreaux bleus dans une main, mon téléphone et une assiette avec les restes du goûter dans l’autre et déjà j’oublie mes notes, mon idée qui aurait vraiment permis au livre de décoller. Il me reste une quarantaine de minutes avant de préparer le repas et j’ai enfin retrouvé ces fichus hiéroglyphes. Je me glisse sans faire de bruit dans ma chambre, débarrasse le bureau en garde partagé par mon mari et moi de la tasse à café, des stylos jamais rebouchés, des câbles emberlificotés. Je ferme l’ordinateur qui n’est pas le mien, fais une pile avec la tablette, le casque, le clavier externe, le téléphone et dépose le tout sur le lit derrière moi. Avec ma main, je ramasse là encore la poussière et les miettes qui se sont accumulées en à peine quelques heures. Avant d’ouvrir mon ordinateur et de commencer à écrire, je jette un œil dehors. Quand suis-je sortie de la maison la dernière fois ? Lundi (nous sommes jeudi), pour aller faire les courses. Je commence à avoir des douleurs de vieille, même si je ne suis pas sûr de ce que cela veut dire où s’il faut que ce soit genré. Je remarque qu’il fait beau. Je devrais sortir, laisser glisser le bleu du ciel sur ma peau jaunâtre à force d’être enfermé, faire quelques tours de pâtés de maisons dans la neige et pourquoi pas aller regarder les enfants se casser les jambes en dévalant la petite colline sur leurs luges déglinguées. Plus que trente minutes et je n’ai toujours pas allumé mon ordinateur. J’entrouvre la fenêtre. L’air est glacial, mais c’est déjà un peu du dehors que je fais entrer dedans. Il est de toute façon trop tard. Eddie the earthworm donc. J’ai définitivement perdu le fil, à la place je triture mon cerveau pour savoir avec quels légumes accompagner le poulet. I love flowers and vegetables. Je n’ose pas ouvrir le fichier avec comme titre « travail en cours » et cherche à la place une recette sur Marmiton. Des publicités clignotent entre une liste d’ingrédients et une photo retouchée de courgettes provençales. À peine ai-je mémorisé la recette que mon doigt s’apprête à passer à la caisse du site de vêtements japonais discount. Leurs doudounes sont soldées et les enfants grandissent vites, surtout depuis qu’ils font des nuits de treize heures et petit-déjeunent à midi.
Mais comment faisais-je avant pour écrire 2000 mots par jour, pour rester concentrée six heures d’affilée sur un paragraphe et parfois même une phrase ? Je ne sais même pas si c’est la vérité ou encore un autre cliché pour se rappeler une vie d’avant que je ne suis pas prête de retrouver. Une fracture dans mon cosmos et surtout dans mon récit. Je ne sais plus d’où je parle et si j’ai le droit après tout de parler. Mon univers s’est réduit à une expression : il faut fonctionner, prendre sur soi, déposer ses sentiments dans les toilettes, et ne pas oublier de tirer la chasse d’eau avant de se laver les mains. Parce que si on se permet le grand déballage, on ne survivra pas. Mon mot d’ordre familial : on la ferme et surtout de la joie ! Sinon, le glissement de terrain ne sera pas sémantique, mais bien structurel. Surtout que ce sera sans filet. Les silos émotionnels sont vides. La preuve, vendredi notre hamster est mort et cela ne m’a rien fait. Pour les autres animaux, j’étais chaque fois dévastée, toujours soupe au lait avec la mort. Cette fois rien, nada, néant. Mes filles en larmes, je n’ai rien trouvé d’autre à dire pour les consoler que : « Oui, il est mort, c’est bien triste. Vous avez fini vos devoirs ? »
Berlin, février 2021.
Un point sur une page blanche
Stell dir das äußerste Ende einer Nadelspitze vor. Tippe gegen das Öhr, um auf dem Blatt eine Spur zu hinterlassen. Du kannst das Papier zerknüllen oder sogar zerreißen, das Loch bleibt. Eine mit bloßem Auge kaum erkennbare, aber unauslöschliche Markierung. Versuche jetzt, mit deinem Körper in die feine Unebenheit der glatten Seite einzudringen. Dafür schließt du die Augen und konzentrierst dich auf einen schwarzen Punkt. Es entsteht eine Art dunkler Kegel, der dich schließlich absorbiert. Und da bist du. In dem Loch.
In diesem Loch ist deine Geschichte. Continuer à lire … « Un point sur une page blanche »
Avant, on parlait beaucoup de l’éffondrement…
Avant que le Corona vienne changer la vie, on — ce petit monde intellectuo-artistico-plutôt de gauche-très vert — parlait beaucoup de la théorie de l’effondrement. Parce que Julie écrivait une pièce de théâtre dessus, qu’Antoinette venait de sortir un livre chez un grand éditeur français qui imaginait l’avenir après le grand cataclysme, qu’on s’interrogeait depuis un moment sur la décroissance, qu’on était toutes des adeptes de permaculture, de structure du sol en lasagnes, qu’on glissait du panais dans toutes les soupes. Parce que c’était une théorie, et les concepts, c’est notre gagne-pain. Celui-ci avait même l’avantage d’envoyer des décharges dans la colonne tellement il était anxiogène. Au commencement de l’épidémie, on s’est moqué de la Chine, puis de l’Italie. Même pas peur, on a réservé nos billets d’avion pour les prochains mois, vacances de Pâques, vacances d’été, rendez-vous professionnels, stages, résidences. On a hésité parfois à prendre le train, finalement on a choisi l’avion, toujours low cost, même si on signe toutes les pétitions contre l’uberisation de la société. On est free-lance, l’argent s’économise. Tout ça, on le sait, on en a toujours eu conscience, on fait ça depuis assez de temps pour savoir vivre avec ce sentiment de culpabilité de classe. Au départ, tout était normal.
Depuis le temps qu’on nous l’annonce, la chute du monde occidental, on était préparé. En 2000 par les informaticiens, 2012 par les Incas, 2024 par les prédictologues, 2050 par les climatologues. On a même pris conscience qu’il nous fallait prendre les devants. On a applaudi nos enfants partant manifester le vendredi aux côtés de Greta, on a signé comme un acte de rébellion et de militantisme radical des fausses excuses pour l’école, on a passé des soirées à boire du crémant avec les autres parents pour fabriquer des pancartes en imaginant les meilleurs slogans qui assureront une bonne visibilité sur les réseaux sociaux, on a été au front de la lutte pour le climat.
On a appris plein de nouvelles pratiques ancestrales comme la couture, le tricot, le jardinage, la pose d’enduit. Tout en do it yourself grâce aux tutos de YouTube. Comme par magie, chaque fois que nous tenions une nouvelle marotte, les magasins de bricolage proposaient de nouveaux produits répondants parfaitement à nos demandes. On se croyait clairvoyant, on réalisait vite qu’on restait consommateur. Mémé s’est étonnée quand on lui a glissé pendant la visite annuelle des questions sur la maille coulée. Toute la famille a joué le jeu et s’est émerveillée devant nos cadeaux de Noël hand made. Tous les châles, bonnets, poteries fabriquées pendant l’automne devant Netflix ne sortiront jamais des placards, auront coûter trois fois le prix du même article sans trous ou ébréchures, mais on s’est senti tellement supérieur sur le moment — nous, on se prépare, on n’est pas con —, et puis dans le don — d’un temps à soi qu’on a finalement pas passé avec les autres. Cloisonnées aujourd’hui à la maison, on suit à la trace toutes ces pratiques qu’on a souvent abandonnées ou pas assez approfondies pour pouvoir les maîtriser. Le panier en paille tressée so chic de 2018 est plein de pelotes de laine remplies de mites, le cagibi du couloir quant à lui est toujours rempli de pots de peinture à peine utilisés parce que pas la bonne couleur, la bonne texture pour le bon revêtement. Certains pots n’ont jamais été ouverts, car même si chiure de pigeon est le ton de l’année, rentrées chez soi, on a compris que cette couleur était à gerber. On a fait cela en répétant qu’on n’était pas des femmes d’intérieur, que repriser des chaussettes n’a rien à voir avec un assujettissement aux valeurs patriarcales de la société. Non ! Repriser des chaussettes, c’est avant tout savoir repriser des chaussettes et c’est un geste de réappropriation du genre suite à notre dénaturalisation, un acte militant : c’est de l’écoféminisme. Que la nature et la femme se lèvent bras dessus, bras dessous et vive la concordance des luttes ! On a même prévu de faire un cycle d’évènements autour de ces questions à partir d’avril.
À présent qu’on est claquemurées, on interprète cela un peu différemment. Si le monde d’hier et encore d’aujourd’hui disparaît, il y a quelques fondamentaux qu’il va falloir réviser. On nous dit qu’il faut acheter des piles, alors on en achète même si à vrai dire on ne sait pas à quoi elles vont servir. Les seules choses qui ne sont pas en recharge USB sont les télécommandes de la télé — pour celles qui ne l’ont pas jetée —, et les lampes de poche made in china des enfants qui n’éclairent pas à plus d’un mètre. Ah si ! Il y a aussi la souris sans fil du iMac. Mais si on a besoin de piles, c’est qu’il n’y aura plus d’électricité, alors, l’ordinateur… Pour les habits, surtout ceux des enfants, on commence à se dire que selon la durée du cloisonnement, il ne sera pas possible de faire le plein de leggings et de T-shirt de saison — pour les habits plus stylés, on a déjà fait une croix dessus, d’autant que personne ne nous voit —, on se dit qu’on va repriser, défaire les ourlets s’il y en a, se mettre enfin à la couture — la Singer, on l’a achetée à la naissance du premier dans l’idée que pendant tout le temps de congé maternité on allait devenir la Coco Chanel des barboteuses, et dont on ne s’est jamais servies parce qu’un bébé, c’est l’équivalent de deux jobs à plein temps. On pourrait aussi organiser un troc dans l’immeuble ? On réalise qu’autour de nous, il y a tous les modèles de 6 mois à 18 ans… Peut-être que dans quelques semaines nous opterons pour un cloisonnement immobilier et non plus appartemental. Les lycéens feraient l’école aux primaires, les parents se relaieraient pour organiser des ateliers et des apparts entiers pourraient être réquisitionnés en open space et d’autres en salle de classe ou de jeu. Parce qu’on a réduit notre vie à 1, 2, 3, voire 4 personnes, on n’a jamais été autant dans le collectivisme.
Il n’a pas fallu attendre trois jours de cloisonnement pour comprendre que la survie de la cellule familiale se ferait grâce aux femmes. On nous dit qu’on est angoissées, mais en réalité, comme pour une partie d’échec contre Karpov, on a 20 coups d’avance sur tout. On est la maîtresse à bord et on organise le temps en prenant en compte des centaines de facteurs : le temps de concentration d’untel, la réunion avec l’équipe à telle heure, comment gérer la quantité de devoirs sur la durée, corriger, expliquer, répéter, insister, ne rien lâcher, ne pas céder aux crises de larmes, inventer des activités, travailler, éviter l’heure de pointe au supermarché, le planning des repas en fonction des vivres et comment faire pour aller au maximum une fois par semaine au susdit supermarché, comment faire se défouler les enfants tout en sauvant et l’appartement et ses tympans, à quelle heure appeler les proches et les amis, les aider, puis nettoyer, ranger, nourrir, travailler, contrôler, contrôler, contrôler. Chaque espace, chaque action est minutieusement planifiée dans le souci que rien de tout cela ne soit stérile, que la vie pousse comme ces centaines de graines qu’on fait germer. Cela donne lieu à de grandes envolées lyriques du type « Belle au bois dormant », c’est déplacé, mais c’est ce que cela veut dire : protéger, nourrir, élever.
On ne peut s’empêcher de se dire que si on y arrive — mais cinq jours, qu’est-ce que c’est sur l’échelle du temps de cette pandémie —, beaucoup de nous n’y arriveront pas, n’y arrivent déjà plus, que les baffes, les coups dans le ventre, les cigarettes écrasées sur le bras achèveront leurs vies et celles de leurs petits, et qu’on peut rien y faire, et qu’on n’a rien pu faire, et qu’on n’a rien fait avant. Et pour nous, comment ça se finira ? Est-on si sûre qu’à circonstance extraordinaire, réaction ordinaire ? Ce ton qui monte parce qu’on en a marre de vivre ensemble, qu’à traîner en jogging toute la journée on se trouve laid, que l’ennuie, la frustration, la fin de l’amour, comment savoir que cela ne fera pas tomber les derniers garde-fous et qu’après les mots qui blessent, ce seront les poings qui frapperont ? Qui peut nous prédire que cela n’arrivera pas ? En plus de gérer le quotidien en temps de guerre, on temporise, on éteint les incendies avant qu’ils ne démarrent, on canalise les enfants, on réinstaure les règles qu’appelaient de nos vœux nos mères et que nous rejetions sous prétexte que l’enfant est aussi un être humain et ne doit pas être dressé. On contrôle les émotions du navire pour ne pas qu’il chavire. On n’a jamais eu aussi peur de l’autre.
Fini la permaculture, on revient à la culture intensive. Au sens propre, pour celles qui viennent de finir de construire leur potager — les légumes, ça prend trop de temps pour pousser si on leur laisse le temps, il faut passer à l’intensif et aux rapides asperges si on veut pouvoir manger des légumes cet été —, au sens figuré pour toutes. Les écoles ensevelissent les parents sous les sites web, les apps, les canaux YouTube, les cours en ligne, les visioconférences, etc. L’ordinateur se négocie cher et impossible de fliquer. Grâce à toutes ces nouvelles plateformes éducatives, on a dû faire sauter tous les contrôles parentaux, donner nos mots de passe à une progéniture qui sait à peine écrire son nom. On intensifie l’offre éducative et culturelle en ligne en repensant amusées à la conférence du semestre dernier mettant en garde les parents contre les méfais des écrans sur leurs jolies têtes blondes, brunes, rousses et noires. À présent que le contrôle total nous est revenu, on se rend compte que notre magnifique progéniture est loin d’être à l’image de ce que l’on raconte. Les lacunes sont sévères et c’est à nous d’y remédier. Là où l’éducation nationale a échoué, nous vaincrons et le rabâchage devient militaire.
Grâce au confinement, on fait des économies. On n’a d’ailleurs pas le choix, notre activité économique est au point mort. Mais économiser ne suffit pas, il faut regagner nos parts de marché. On nous répète d’ailleurs que c’est un moment extraordinaire où repenser nos pratiques, ouvrir les champs de possibles, multiplier et différencier nos offres. On se met la pression deux fois plus qu’en temps normal et il nous faut non seulement chercher de nouveaux prospects, mais aussi briller par nos concepts. Chaque fois que l’on croit tenir la vraie bonne idée, Facebook nous rappelle qu’une heure plus tôt un collègue a eu la même et la mise en pratique. C’est un contre la montre sans pitié pour subsister hors des subsides de l’état parce que si on ne se ressaisit pas, on va tous finir au chômage et pas que partiel, celui de très longue durée qui se nourrit de miettes, ce ne sont pas les appels du pied des États qui manquent. Mais justement, depuis le temps qu’on tient sans devoir rien à personne, pas dans le luxe, mais dans un état de subsistance qui permet de se regarder encore dans un miroir. Parce qu’après il y a quoi ? Pour tenir, jamais le milieu culturel n’a été aussi inventif : pièces de théâtre en ligne, concerts joués en direct depuis son canapé, lectures publiques sur Instagram, ateliers d’écritures en MOOC, tout le monde y va de son concept et merci PayPal. Quelques âmes généreuses offrent des services gratuits, notons — et ce n’est pas un hasard — Pornhub et Canal plus. On naît consommateur, c’est notre destinée. On remet le travail indépendant en perspective. Pour éviter d’être saignées, il est coutume de passer une partie des recettes dans la caisse noire. Le système indépendant se fonde sur les consultants. De grosses entrées, de grosses taxations. Pour l’indépendant moyen ou « petit » gagnant, c’est une autre paire de manches. Très vite, on paie pour pouvoir travailler, alors par-ci par-là, ne pas émettre de factures, c’est la seule solution. Avec l’arrêt forcé de nos activités, retour de bâton. Pour recevoir une compensation de l’État sur le manque à gagner, il faut présenter les bilans de l’année passée. Et comme nous passons notre temps à les réduire, ces bilans, le résultat n’est pas folichon. Retour à l’imagination. Pas de salut sans concept innovant que l’on peut mettre en place dans la demi-heure. On reste calme, mais travailler dans le couloir, ou dans la salle de bains — parce qu’il a bien fallu trouver une place pour que tout le monde puisse travailler, et l’isolement et la taille de l’espace consacré est proportionnel à ce qu’on rapporte dans la marmite —, en étant interrompu toutes les cinq, dix minutes si on a de la chance, ce n’est pas propice à la créativité, quelle qu’elle soit.
Et puis, soyons clairs, le virus n’est pas une entité qui flotte dans l’air. Elle atteint nos proches et nous sommes pour la plupart loin, ça aussi on s’en rend compte, c’est une étape obligée de notre évolution. Finie la grande famille qui vit à 100 m les uns des autres. Generation Easyjet qu’on s’appelle et on est tellement ouvertes aux autres cultures qu’on ne peut plus rentrer chez soi. Alors, c’est forcé, on prend fait et cause pour les réfugiées, nos sœurs dans la lutte, on croit vivre la même chose. Et ce sentiment nous galvanise parce qu’enfin on peut comprendre ce qu’elles ressentent. On a pris le temps de signer toutes les pétitions en ligne pour ne pas qu’on les oublie, pour qu’elles ne paient pas un prix trop cher, parce que c’est un peu de nous qu’il s’agit. On reste humaine après tout. En vrai, on apprend à vivre la peur au ventre que notre mère, que notre père, que notre enfant diabétique attrape le virus et ne soit pas soigné, et la suite on la reçoit toutes les heures dans les notifications du Temps, du Monde et du Deutsche Zeitung. Ne pas pouvoir être là pour soigner ou enterrer celle ou celui qu’on aime, c’est une réalité à laquelle on doit faire face et qui nous met le cœur en miettes et qui rend fou. On est humaine après tout.
Alors en attendant, on rit. La qualité des fous rires du présent est différente d’avant. Devant le devoir de math insolvable, la création culinaire ratée, les nouvelles expressions glanées sur internet du petit dernier, tout est bon à prendre et peut déclencher en un instant une déferlante de rires qui se transmet aussi vite que le virus. Et puis, on danse. On a même une playlist Corona sur Spotify — « I will survive », « I want to break free », « Born to run » — et on se retrouve tous les soirs à 19 h pour danser dans le salon. On pousse les meubles, on ouvre les fenêtres et la musique et nos cris résonnent dans tout l’immeuble. On vit, et bizarrement certainement mieux qu’avant. Quand la peur aura lâché du lest, quand les angoisses liées à la solitude, à l’éloignement, au manque d’argent, à la perte d’emploi, se seront diluées, qu’on aura réussi à les pulvériser, si on y réussit, on vivra mieux. On se le souhaite.
En attendant, écrire est compliqué. On tient des coronajournaux plutôt que de continuer ce projet sur lequel on planche depuis des mois. Après quinze jours de cloisonnement, on n’ose toujours pas ouvrir le dossier placé au centre du bureau de l’ordinateur, bien en vue, celui qui jusqu’à hier faisait notre fierté. On a peur de lire ce monde d’avant. Pourtant il faudra le faire. Cliquer, relire, définir les prémisses de l’effondrement dans notre passé et dépasser le présent pour construire demain. C’est notre métier et jamais il n’a été aussi important. C’est dans l’air. On ne se lasse pas de voir amuser comment tout le monde se remet aux joies de la lecture et de l’écriture. Les maisons d’édition se préparent à recevoir des brasser de journaux de bord d’écrivains en herbes où la surenchère du monopole de la douleur fera foi. On écrira certainement autre chose. Ces coronajournaux ne sont que le début d’une tentative de préhension de ce Nouveau Monde et pas à pas, on bâtit une langue nouvelle qui véhiculera la culture humaine de demain. Alors en attendant, on se répète, on multiplie les idées reçues, on multiplie les formes, les poncifs, on tâtonne. Soyons patiente. Le processus est en marche et déjà nous emporte.
Nous parlions beaucoup de l’effondrement. Nous étions sages, nous étions lucides. Nous ne savions rien. Comme aujourd’hui. Mais à présent en pleine conscience.
Finalement, le 25 mai, tu parataxeras….
PARATAXE PRESENTATION: SPECIAL EDITION!
Literarisches Colloquium Berlin (Am Sandwerder 5, 14109 Berlin)
In welchen Sprachen schreibt Berlin? Berliner Autor*innen, die in anderen Sprachen als Deutsch schreiben, lädt PARATAXE regelmäßig und an wechselnden Orten zu Gespräch, Lesung und Übersetzung ein.
Am 15. Mai präsentieren wir gemeinsam mit dem Literarischen Colloquium Berlin eine digitale Sonderausgabe der PARATAXE presentations mit: Delphine de Stoutz (Frankreich und Schweiz/Berlin), Ani Menua (Armenien/Berlin), Brygida Helbig (Polen/Berlin) und Elsye Suquilanda (Equador/Berlin)!
Die Texte von Delphine de Stoutz werden eigens für diesen Abend von Ina Böhme aus dem Französischen übersetzt und von Karim Chérif gelesen. Ani Menuas Texte werden von ihr selbst aus dem Armenischen ins Deutsche und Englische übersetzt und in russischer Fassung vorgetragen von Savva Terentyev. Brygida Helbigs Text wurde von Natalie Buschhorn aus dem Polnischen übersetzt und wird von ihr selbst auf Deutsch gelesen. Elyse Suquilandas Texte sind multilingual (Spanisch, Deutsch, Englisch & Co) und werden von ihr selbst mit Unterstützung von Mulittanlent Jarno Eerola performt.
In deutscher, armenischer, russischer, französischer, polnischer und spanischer Sprache – mit Übersetzungen, moderiert von Martin Jankowski.
PARATAXE GOES ONLINE = Alle Beiträge zu diesem Programm werden am 15. Mai ab 13:00 Uhr hier auf dieser Seite sowie auf der Webseite des Literarischen Colloquium Berlin online gestellt: HIER!
Prix et rentrée littéraire, j’ai fait mes calculs
La rentrée littéraire, ah (émoticon de moi ouvrant grand la bouche pour faire durer le ah) ! Après avoir manqué m’étouffer devant la sélection du Renaudot (récap ici), une question me trottait dans la tête : est-ce que la représentation féminine dans les jurys littéraires affecte la représentation féminine dans le choix des livres sélectionnés (catégorie roman français, je n’écris pas une thèse tout de même) ? Premier réflexe, je demande à Google qui gentiment me donne invariablement la même réponse NOTRE SÉLECTION DES 10 ROMANS À NE PAS RATER. Continuer à lire … « Prix et rentrée littéraire, j’ai fait mes calculs »
Gilead or not Gilead ? J’ai lu « The Testaments »
« Comme tout le monde », La Servante écarlate a surgi dans ma vie il y a deux ans par le biais de la série. Persuadée qu’il s’agissait d’une adaptation de La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne, livre, pour le coup que je connaissais, et même bien, l’ayant lu et relu à plusieurs époques de ma vie, j’ai trouvé la version Hulu pour le moins ambitieuse, voire radicale, mais ce n’est qu’au troisième épisode que je dus me rendre à l’évidence : CE N’EST PAS UNE ADAPTATION DU LIVRE D’HAWTHORNE. Continuer à lire … « Gilead or not Gilead ? J’ai lu « The Testaments » »
Über Gleichberechtigung und Differenzierung.
Wie ein Kind, das sich an das Bein seiner Mutter klammert, reimt sich « Feminismus » auf » Gleichheit « . Gleichberechtigung, Gehälter, Führungspositionen. Diese Forderungen, seien wir sofort einverstanden, sind grundlegend, und es geht überhaupt nicht darum, den Kampf zu minimieren. Was mich beschäftigt, ist die Zusammenstellung von Begriffen. Sollte der Feminismus auf « Gleichheit » reduziert werden? Weil Gleichheit bedeutet, dass Männer und Frauen gleich sind, beginnt die französische Verfassung nicht so?
Nun… leider nicht. Continuer à lire … « Über Gleichberechtigung und Differenzierung. »
Sur l’égalité et la différence ou comment cultiver mon jardin
Tel un enfant s’accrochant à la jambe de sa mère, « féminisme » rime avec « égalité ». Égalité des droits, des salaires, des postes de direction. Ces revendications, mettons-nous tout de suite d’accord, sont fondamentales et il n’est absolument pas question de minimiser le combat. Ce qui m’interroge est l’assemblage des termes. Est-ce que le féminisme doit se résumer à « l’égalité » ? Car l’égalité insinue qu’hommes et femmes sont égaux, d’ailleurs n’est-ce pas ainsi que commence notre constitution ?
Eh bien non. Continuer à lire … « Sur l’égalité et la différence ou comment cultiver mon jardin »