Je suis maman. De deux enfants. Qui parlent allemand. Nous vivons à Berlin, le papa est d’ici et naturellement c’est à cette langue que les enfants se sont accrochés dès leurs balbutiements. Cette langue je l’ai apprise ici, en vivant ici, en aimant cet homme-là, en devenant maman. Et depuis huit ans, je parle à des enfants en français qui me répondent dans leur langue à elles. Évidemment cela crée de la distance ou ce fameux Befremdung, intraduisible dans la langue de Molière. À côté, donc, du langage et de la maternité.
Il ne fallut d’ailleurs pas long à mes filles pour rejeter ouvertement ces moments où je m’adresse aux enfants francophones de mes amis de passage. Oui, quand je parle à ces enfants qui parlent ma langue, je parle autrement, je m’implique, j’enlève la distance. Essayez pendant huit ans de vous adresser à des gens qui 1. ne vous répondent pas, puis 2. refusent de comprendre et enfin 3. abdiquent et répondent dans une autre langue parfois plein dans le mille, parfois complètement à côté. Mais je veux qu’elles s’emparent de cette langue, qu’elle leur devienne maternelle alors je continue ce micmac verbal. Quelques mots allemands se sont francisés, obtenant au passage une déclinaison complète, d’autres mots français ont fait leur apparition dans le vocabulaire allemand sans qu’il soit à présent possible de les déloger. Eh oui, même les amis de mes filles disent « culotte » plutôt qu’« Unterwäsche » (mais c’est ma foi compréhensible, n’est-ce pas ?). Au fil du temps, ma langue a subi une modification encore plus profonde. Ne pouvant interagir pleinement avec mon public, je me suis mise à mettre à distance le langage. Un peu comme sur scène. Pour passer la rampe, il ne suffit pas de parler fort et distinctement, il faut employer tout son corps, les silences, le souffle, la lenteur, les accélérations pour que le langage ne retombe pas et se propage dans la salle. Avec détachement, de loin. Pour moi, c’est pareil. Depuis longtemps, j’ai mis de côté le sens et c’est toujours un émerveillement quand je comprends qu’elles ont compris, même les choses très compliquées. Car j’ai arrêté de m’adresser à mes enfants comme à des enfants. Interlocutrice privilégiée de mes pensées, je dis tout haut ce que l’on garde souvent pour soi. Peut-être avez-vous aussi vécu cela, quand vous êtes à l’étranger et critiquez les passants à voix haute, persuadés que personne ne vous comprend. Dans mon cas, il ne s’agit pas d’employer des gros mots ou de critiquer, mais de parler des choses qui m’entourent sans filtre. Je laisse le langage et mes sensations prendre leurs droits, appeler un chat un chat, à la manière d’un soliloque intérieur. J’ai mis du temps pour faire le parallèle entre cette langue et l’écriture. Pour me rendre compte que depuis dix ans ma langue maternelle s’est émancipée des rapports affectifs et sociaux qui jusqu’à présent la cadraient (comment on s’adresse aux uns et aux autres, selon quels codes, quelles attentes), pour n’être qu’à soi, pour soi. Quand je parle français à mes enfants, je trouve ma chambre à soi. Mais ce n’est pas terrible pour le lien. Et je vous assure que cela m’a minée, des mois se transformant en années. Et puis par hasard, en rentrant de l’école, ma fille aînée m’a dit ces mots-là : « Tu sais maman, quand tu parles français, je te comprends mieux que quand papa parle allemand. » Stupéfaction. Ce serait donc cela la fameuse langue maternelle, ce lien unique entre la mère et son enfant qui se passe de mots ? Je ne mange pas de ce pain-là, aussi je suis allée chercher des éléments de réponse ailleurs.
Qu’est-ce qui participe à la qualité d’un roman ? L’intérêt de l’histoire racontée, son enjeu ? L’unicité des personnages ? Dans ce cas, il suffit d’ouvrir le journal, de prendre un fait divers, d’appliquer la méthode et le tour est joué. Il y a d’ailleurs de nombreux romans qui doivent plus ou moins s’écrire ainsi. Mais il y a aussi les autres, ceux qu’on ne lâche pas et qui restent à vie encrés en nous quand on les referme. Qui nous apportent ce fameux petit supplément d’âme. Ceux qui s’adressent à nous directement, ceux que l’on « comprend mieux » même si ce ne sont pas nos mots, ni notre culture ni notre langue. Le rapport que mes enfants et moi entretenons avec le langage est de cette nature, c’est du moins ce que je me plais à croire. Peut-être que mes livres ne seront jamais publiés, mais j’aurai au moins réussi cela : être au-delà du sens, de la fonction informative de la langue pour accéder à sa fonction poétique dans le quotidien. Je ne comprends peut-être pas toujours ce que tu me dis, mais je comprends ce que tu ressens, aurait pu dire ma fille.
Et vous, êtes-vous aussi perdu dans le langage?